CHAPITRE XI
L’origine
de la légende « Les moai marchaient d’eux-mêmes »
Nous
avons pu voir que le transport des moai
en position debout n’est pas crédible et qu’ils auraient plutôt
été déplacés en position couchée. La légende rocambolesque
à l’effet que « les moai
marchaient d’eux-mêmes » est cependant intrigante.
S’agirait-il, comme le suggère certains explorateurs, d’une
histoire inventée par des Pascuans parce qu’ils ne savaient
plus comment les moai
avaient été transportés ou bien cette histoire pourrait-elle
avoir une origine extérieure à l’Île de Pâques ?
Étant
donné que les Incas seraient les instigateurs de la fabrication
des moai sur l’Île de
Pâques, il peut être intéressant d’aller vérifier si cette légende
peut avoir une origine dans la tradition inca.
Compte
tenu de la perturbation occasionnée par l’arrivée des
conquistadors sur la civilisation inca, nous ne savons que peu de
chose concernant les détails de l’histoire de cette
civilisation. Des bribes de tradition orale ont été récoltées
à différentes époques, la plupart de longues dates. Cependant,
dans le cadre d’une étude anthropologique récente,
des bribes de tradition orale, qui n’étaient pas connues jusque
maintenant, ont été recueillies. L’une de ces bribes nous intéresse
tout particulièrement car, curieusement, elle concerne
l’histoire de pierres qui se déplaçaient par elles-mêmes pour
servir à l’édification de monuments.
L’auteur
de cette étude anthropologique a interrogé plusieurs andins.
Ceux-ci lui ont mentionné que leurs ancêtres construisaient les
murs des enclos grâce « au pouvoir » (« kallpa ») du yuya(y).
Ils pensaient « deviens un mur » (« perqa tukuy ») en
regardant les pierres. Suite à cette pensée, les pierres
courraient et le mur se formait. Un de ces descendants incas lui a
même mentionné:
« Avant, ma mère me racontait ça. Elle me disait que le grand-père de
mon grand-père, ceux d’avant, non, et bien eux, ils disaient
aux pierres qu’il y avait, tu sais, là où sont les moutons,
“ Deviens un mur ! ”. Le pouvoir du yuyay du grand-père
faisait que le mur se faisait. Les pierres courent, courent et se
font mur. “ Deviens un mur ! ” et “ Loqoq, loqoq ! ”
[bruit des pierres qui courent]. Les pierres courent toutes seules
et deviennent un mur. On dit que c’était comme ça avant ».
L’auteur
rapporte d’autres propos qu’il a recueillis au sujet des
rituels qui accompagnaient la construction des maisons :
« les pierres les plus grandes qui se placent comme fondation sous les
quatre murs sont dénommées « Inka » dans le langage
rituel. C’est le cas également de toutes les grosses pierres.
Les Qaqas croient que celles-ci sont sous le pouvoir du bâton de
l’Inka. En effet, selon la tradition orale, l’Inka avait
seulement besoin de bouger son bâton de commandement (« vara
») pour que les pierres se déplacent toutes seules. Les Qaqas
croient ainsi que c’est le pouvoir de l’Inka qui pousse les
pierres à bouger. La litanie qui accompagne la construction de la
maison tente de réactiver ce passé mythique et faire que les
pierres se déplacent. »
Donc,
selon cette tradition orale inca, l’Inca suprême, par le
pouvoir de son bâton de commandement, faisait en sorte que les
pierres de fondation se déplaçaient toute seule et allaient se
positionner au bon endroit. Par la suite le pouvoir du yuyay
(le yuya(y) :« Penser, c’est créer »)
du futur propriétaire de la maison faisait en sorte que les
pierres couraient toutes seules et allaient se placer
automatiquement au bon endroit pour former un mur.
L’Inca
suprême avait donc le pouvoir de faire se positionner les grosses
pierres de fondation, alors que le propriétaire de la future
maison avait, lui, le pouvoir de faire se positionner les pierres
plus petites pour ériger les murs de l’édifice. Il est intéressant
de constater que l’Inca suprême disposant d’un grand pouvoir
sur ses sujets, et ayant à sa disposition plusieurs corps de métiers
spécialisés, était considéré comme ayant le pouvoir de faire
se déplacer les grosses pierres de fondations. Le futur propriétaire
avait une tâche plus modeste puisque son pouvoir concernait l’érection
des murs de l’édifice.
Chez
les Incas, ce pouvoir de construire des murs en se servant
uniquement de la pensée a néanmoins disparu à une certaine époque.
En effet, selon les propos des andins interrogés, le pouvoir du yuya(y)
bien que toujours efficient aujourd’hui est moins puissant
qu’autrefois. Aujourd’hui, les pensées doivent
s’accompagner d’actions pour être efficacement accomplies.
Par exemple, si une personne veut construire une maison solide, sa
pensée ne sera pas suffisante comme du temps des ancêtres. Il
devra s’appliquer à la tâche et choisir lui-même le matériel
et concevoir la réalisation. Pendant la construction de sa
maison, il pensera à la longévité de celle-ci. Sa pensée,
accompagnée de ses actes, fera en sorte que la maison se
maintiendra effectivement durant la période de temps souhaitée :
« Il a tout acheté et ce faisant, il a pensé à ça. Le pouvoir
de ses pensées va avec ses actions ».
On
peut constater que maintenant que l’Inca n’est plus là, le
simple citoyen peut encore utiliser le yuya(y) pour mener
à terme son projet, mais qu’il doit fournir un effort supplémentaire afin que son projet se concrétise.
Il est fort possible que du temps de l’Inca suprême, suite aux
ordres donnés par celui-ci, des spécialistes intervenaient pour
mener à bien certains projets sans que le bénéficiaire n’ait
à intervenir, d’où l’expression populaire à l’effet que
cette tâche se faisait toute seule. Notons qu’il s’agissait
surtout de grosses pierres de fondations appelées d’ailleurs
« Inka », ce qui expliquerait que cela aurait
été le rôle des spécialistes de les acheminer et de les
positionner.
Lorsque
l’Inca et ses spécialistes ne furent plus là, le citoyen fut
alors obligé de participer lui-même à toutes les étapes de son
projet pour que celui-ci se réalise et perdure. Sa pensée
n’est donc plus uniquement suffisante, des actions de sa part
sont maintenant nécessaires d’un bout à l’autre du projet,
alors qu’auparavant les spécialistes de l’Inca suprême
l’Inca suprême prenaient en charge certains travaux.
Donc,
selon cette tradition orale inca tout ce qui ne nécessitait pas
l’intervention du bénéficiaire, et qui se faisait par des spécialistes,
avait la réputation de se faire tout seul.
Les
descendants des Incas sur l’Île de Pâques, qui comme nous
l’avons vu seraient les instigateurs des moai, auraient eu des spécialistes qui auraient pris en charge la
sculpture, la direction du transport et de l’érection des moai. Il ne serait pas étonnant dans ces circonstances, étant donné
que les bénéficiaires n’avaient pas à assumer cette partie du
travail et la direction des opérations, mis à part de fournir la
force musculaire dans certains cas, qu’une légende d’origine
inca fasse mention que les moai, ayant reçu l’ordre d’un grand chef, se soient déplacés
tout seul en marchant et qu’ils aient choisi de leur propre
initiative leur lieu d’érection et s’y soient positionnés
d’eux-mêmes.
Sur
l’Île de Pâques, les moai sans jambes auraient marché, et dans l’empire inca les
pierres, elles aussi sans jambes, auraient couru ! Compte tenu du
lien qui relierait ces deux endroits, il semble bien possible, en
quelque sorte, que sur l’Île de Pâques : les moai
marchaient… parce que les pierres couraient…
chez les Incas.
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